Taslima NASREEN
Taslima Nasreen, issue d’une famille aisée et cultivée, a commencé à écrire dès l’âge de quinze ans. De son enfance, elle rapporte : « J’ai vécu dans une société dominée par les hommes. Toute mon enfance, j’ai beaucoup souffert, surtout parce que la tradition m’interdisait de sortir. Je devais rester à la maison, pour aider ma mère. Celle-ci n’était pas la seule à être opprimée. Toutes les femmes l’étaient : mes tantes, mes voisines. À l’époque, je ne voyais pas cela comme de l’oppression, mais comme le fruit de la tradition. Je ne comprenais pas que l’islam était l’outil du système patriarcal. Je vivais dans une société musulmane, dans une famille musulmane, et j’avais l’habitude de voir les femmes enveloppées dans leur burqa de la tête aux pieds, se faire battre par leur mari, qui pouvait être polygame ou qui divorçait quand il le voulait. Je pensais alors que, peut-être, ces hommes agissaient mal, que sûrement l’islam ne permettait pas de telles choses. » Taslima Nasreen écrit aussi : « Tant que je survivrai, je porterai en moi les paysages du Bengale, son soleil, sa terre humide, son essence même. » Ou encore : « Je suis bengalie, à l’intérieur comme à l’extérieur; je vis, je respire, je rêve en bengali ». Taslima Nasreen accomplit des études de médecine et devient gynécologue ; une discipline qu’elle exerce pendant huit ans au Dhaka Medical College Hospital, dans son pays.
Son pays : c’est le Bangladesh, dont les frontières résultent de la partition des Indes en 1947, lorsque le pays devint la partie orientale du Pakistan. Le lien entre les deux parties du Pakistan, fondé sur leur religion majoritaire commune, l’islam, s’est révélé fragile. Soumis à une discrimination politique et linguistique, ainsi qu’à une négligence économique de la part du pouvoir aux mains du Pakistan occidental, les Bengalis déclarent l’indépendance en 1971. Un conflit d’une rare violence s’ensuit, faisant près de trois millions de morts, dix millions de réfugiés et 200.000 viols avérés. Malgré sa libération, le Bangladesh voit son développement marqué par des troubles politiques, avec quatorze chefs de gouvernement et au moins quatre coups d’État dans les années qui suivent. Le Bangladesh est l’un des pays (154,7 millions d’habitants) les plus densément peuplés du monde et est sujet aux cyclones, aux inondations des moussons. Le gouvernement est une « démocratie parlementaire ». Le Bangladesh est membre du Commonwealth.
C’est dans ce pays qu’est née, le 15 juillet 1962 à Mymensingh, Taslima Nasreen, qui, dans ses poèmes, comme dans ses romans, s’est faite la porte-parole des aspirations les plus intimes des femmes auxquelles le système patriarcal ne reconnaît ni le droit au désir ni la liberté de disposer de leur corps. Taslima Nasreen écrit sur le besoin qu’ont les femmes de comprendre pourquoi elles sont opprimées et pourquoi elles doivent lutter contre cette oppression : « Pendant des siècles, les femmes ont appris qu’elles sont les esclaves des hommes, qu’elles ne sont pas censées protester contre le système patriarcal, qu’elles doivent garder le silence face à ceux qui abusent d’elles. De sorte qu’il a été difficile pour les femmes d’accepter l’idée qu’elles sont, de fait, des êtres humains, et qu’elles ont le droit de vivre comme des êtres humains indépendants et égaux ».
En tant que médecin gynécologue, Taslima Nasreen a côtoyé les souffrances des femmes de son pays et leur impuissance à prendre elles-mêmes des décisions concernant leur corps et leur sexualité. De cette souffrance, elle a fait la matière de son œuvre, qui évoque le drame des épouses qui se font battre parce qu’elles se refusent à leur mari ; la souffrance des femmes contaminées par des époux syphilitiques ou atteints par d’autres maladies. Nasreen évoque les drames vécus par ses sœurs humaines, à l’instar de ces jeunes filles défigurées à l’acide par leurs bourreaux : La fille s’approche / Le visage entièrement brûlé / Son visage n’a plus rien d’un visage / On dirait l’empreinte d’un monstre dans la boue. / Son beau visage lui a été arraché. Ou encore ces femmes exploitées à casser des briques : Ô femmes qui cassez des briques / pour des clopinettes / sous le joug des hommes / Ô femmes solides / aux ongles brisés / aux enfants à allaiter / Votre cœur saigne/ d'une poussière couleur brique / Ô femmes, ô mes sœurs / je vous fais fête. Outre le poème et la fiction, Taslima Nasreen dénonce ces situations dramatiques dans des essais, des articles, qu’elle publie dans des journaux progressistes qui ont fait sa réputation d’écrivain et de militante.
Dans les années 1990, portée par le succès populaire de ses articles et de ses livres, Nasreen décide de s’en prendre directement à l’obscurantisme religieux, qui, à ses yeux, « est responsable des maux dont souffrent les femmes du Bangladesh ». 1993 est un tournant dans sa vie comme dans son œuvre. C’est cette année-là en effet que le monde la découvre. Poète, écrivain et gynécologue, elle est alors âgée de trente-deux ans, lorsque paraît Lajja (La Honte) : de l’autre côté de la frontière, à Ayodhya, en Inde, des fanatiques hindouistes ont détruit une mosquée vieille de quatre cent cinquante ans. Sudhamoy Datta et sa famille, comme des milliers d’autres Bengalis hindous, subissent violences et persécutions de la part des Bengalis musulmans. Lors de l’indépendance, la famille Datta avait espérée participer à la construction d’une république au sein de laquelle les deux communautés vivraient dans le respect mutuel. Lajja raconte l’écroulement de ce rêve, que les personnages vivent dans leur chair et payent de leur sang. Ce roman évoque les atrocités réellement commises contre la minorité hindoue du Bangladesh, en décembre 1992. Nasreen, tout en montrant du doigt le gouvernement, qui est demeuré impassible devant les faits, ne cache rien de la haine, des pogroms et accuse les fondamentalistes musulmans d’avoir attisé la haine communautaire. Il n’en faut pas davantage, pour que le 27 septembre 1993, une fatwa (qui suscite une émotion internationale) soit prononcée contre elle par le Conseil des soldats de l’islam (un groupe fondamentaliste), qui appelle au « meurtre de l’impie ». Une prime est offerte à qui l’assassinera.
En 1994, commence l’exil : Taslima Nasreen quitte son pays, l’un des plus pauvres du monde (en 2012, le Bangladesh occupait le 146erang sur 187 pays pour ce qui est de l’indice du développement humain établi par le Programme des Nations Unies pour le développement) et au sein duquel les intégristes ne sont pas au pouvoir, ne sont pas majoritaires, mais sont des alliés influents du gouvernement.
Taslima Nasreen vit - sans jamais cesser d’écrire et de publier - les dix années suivantes dans diverses villes d’Europe : Berlin, Stockholm et enfin New York : « Je ne voulais pas quitter mon pays, on m’a forcée à partir, on m’a jetée dehors. J’aimerais y vivre mais ça m’est interdit. J’ai payé cher pour mes idées, pour avoir dit que les femmes ont droit à l’égalité et à la justice et qu’elles n’auront ni l’une ni l’autre tant que l’État ne sera pas séculier et que le droit sera un droit religieux. Je suis écrivain, alors j’écris, même en exil. » Ce qui ne l’empêcha pas, publiant, en 1998, Enfance, au féminin, de renouer avec ses racines. Le poète fait revivre ses premières années : des parents mariés par leur famille et désunis ; un père despotique au foyer, passant le plus de temps possible auprès de sa maîtresse et une mère, fille d’imam, réfugiée dans une dévotion religieuse austère. Nasreen dresse un tableau ethnologique de la famille traditionnelle bengalie. Dans un pays déchiré par la guerre civile, nous voyons naître et s’affirmer un caractère rebelle, auquel le père apportera une aide paradoxale en imposant à ses enfants, y compris aux filles, de faire des études. Avec ce premier livre écrit en exil, Taslima Nasreen prouve avec force son talent d’écrivain : « Comme je continue à vivre, je ne puis faire autrement que me retourner souvent pour regarder la vie que j’ai laissée derrière moi, cette vie qui m’a faite telle que je suis. Afin de ne pas oublier qui je suis, afin de ne pas oublier ces millions de femmes, mes semblables. Afin de garder une main sur leur épaule, en leur éternelle misère, afin d’essuyer les larmes de leurs yeux. »
Pour Taslima Nasreen, il n’y a pas de conflit entre l’Occident et l’islam, mais entre la laïcité et le fondamentalisme ; soit une confrontation entre le futur et le passé, entre l’innovation et la tradition ; entre ceux qui tiennent à la liberté et ceux qui n’en ont que faire. Aussi, est-il primordial, selon elle, de promouvoir une éducation séculière, particulièrement dans les pays islamiques où les écoles religieuses initient au fondamentalisme : « La religion est destinée aux hommes, aux machos, aux ignorants. C’est de la haine, et la haine entraîne la haine. »
Taslima Nasreen a écrit, à ce jour, près de quarante livres de poésie, essais, romans, récits et nouvelles. Ses œuvres sont traduites dans trente langues. En 1994, dans son discours devant le Parlement international des écrivains, à Lisbonne, elle fit cette profession de foi à laquelle elle est demeurée fidèle : « Je fais devant vous le serment de poursuivre mon combat pour la liberté des femmes, la libération des femmes, leurs avancées et leur essor. J’ignore si mes poèmes sont poétiques, si mes écrits sont littéraires et mes romans de bons romans. Ce que je sais, c’est que je n’ai pas écrit seulement avec ma plume mais avec mon cœur, en le coulant dans chacun de mes mots. J’ignore si ces mots iront droit au cœur des autres. Mais il y a une chose, une seule, dont je suis sûre, c’est que les femmes muettes de mon pays savent que j’ai écrit pour elles. »
Christophe DAUPHIN
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Œuvres de Taslima Nasreen (en français) : Lajjā (La Honte), roman, Stock, 1994 ; Lieux et non-lieux de l’imaginaire, poèmes, Actes Sud, 1994 ; Femmes, manifestez-vous !, éd. des femmes, 1994 ; Une autre vie, poèmes Stock, 1995 ; Un retour, suivi de Scènes de mariage, récits, Stock, 1995 ; l’Alternative, suivi de Un destin de femme, récits, Stock, 1997 ; Enfance, au féminin, mémoires, Stock, 1998 ; Femmes, poèmes d’amour et de combat, Librio, 2002 ; Une jeune femme en colère, chroniques, Livre de poche 1999 ; Vent en rafales, récit, Philippe Rey, 2003 ; Rumeurs de haine, récits, Points, 2007 ; De ma prison, récits, Philippe Rey, 2008 ; Libres de le dire, avec Caroline Fourest, Flammarion, 2010 ; À la Recherche de l’Amant Français, roman, éd. Utopia, 2015.
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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